J.-F. Minot
Responsable des collections médicales
Musée de l’AP-HP

L’effet de la chaleur intense sur les tissus

L’effet de la chaleur intense sur les tissus est connu depuis l’Antiquité. Galien employait le fer rouge. Le terme "cautère" date du 13e siècle (grec kaiein "brûler"). L’instrument chirurgical peut être chauffé par tout procédé comme les braises, ou, au 19e siècle, la combustion de l’essence dans les thermocautères tel celui de Paquelin qui fut utilisé jusque dans les années 1920.

Dès la 1ère moitié du 19e siècle, on tente de couper des tissus avec un fil de platine rendu incandescent par le passage d’un courant électrique produit par une pile. Th. Middeldorf publie ses travaux de section du pédicule d’une tumeur pharyngienne en 1854 .(1)

Selon Alain Ségal, le premier bistouri électrique daterait de 1863 (2). Eugène de Séré chauffe la lame d’un couteau avec le courant galvanique d’une pile de Grenet. Paul Broca rend compte de cette invention en 1866. L’innovation est de faire varier la température. A 600°C on obtient une coagulation des tissus, à 1500°C, une coupe hémorragique. Entre les deux températures – en faisant varier la longueur de la lame - on peut graduer coupe et coagulation.

L’effet de la haute fréquence sur les tissus : la diathermie

Les courants de haute fréquence apparaissent dans les années 1880 avec les travaux de Hertz. Tesla et d’Arsonval seront les premiers à tester leur effet sur les tissus, l’antériorité revenant à d’Arsonval (3). Il montre que les courants supérieurs à 10 000 Hz ne provoquent plus de stimulation musculaire comme on voyait avec la basse fréquence utilisée par Duchenne de Boulogne.

La première application médicale a lieu en 1896 à l’Hôtel-Dieu et le terme "darsonvalisation" est créé en 1899. Le courant passe par le patient entre une électrode active (dont la forme plus ou moins fine augmente l’effet thermique) et une plaque neutre appliquée sur le patient.

Le Petit Robert donne pour définition du terme "diathermie" : "1922, de dia "à travers" et thermie. Méthode thérapeutique qui utilise les courants alternatifs de haute fréquence pour échauffer les tissus (diathermie médicale) ou pour les détruire (diathermie chirurgicale)."

Ainsi, deux utilisations se développent au début du 20e siècle : douce avec le passage d’un courant faible qui réchauffe tout ou partie du patient, violente avec un courant intense au bout d’une électrode de surface réduite qui coagule les tissus tumoraux. Pour ce second aspect, Doyen en 1907 invente le terme d’"électro-coagulation thermique".

Le "Néodiathermique" Drapier

Récemment, le musée de l’AP-HP a inscrit à son inventaire le "Néodiathermique" Drapier. Cet appareil se trouve également dans les collections du Musée hospitalier de Lille et du Conservatoire du patrimoine médical de Marseille. Nous avons pu le documenter précisément car le musée de l’AP-HP possède le catalogue 1929 de la société Drapier. Dans ce catalogue, six appareils de diathermie sont proposés : "Les six appareils que nous présentons offrent aux docteurs toute une gamme de modèles différents, non seulement par leur puissance, mais encore par leurs qualités propres, qui les recommandent, les uns pour la petite électro-coagulation, les autres, pour la grande diathermie, les autres enfin pour l’électro-coagulation et la diathermie courantes…/… Nous conseillerons donc nos appareils : le "Microdiathermique" et le "Transportable", uniquement pour la petite électro-coagulation et les applications très légères de diathermie. Pour l’électro-coagulation et la diathermie courantes, nous recommandons notre Troisampères. Enfin, pour les applications de grande diathermie, nous conseillons le Triodiathermique, le Néodiathermique et le Bi-Diatherm (pour 2 applications simultanées)."

Le catalogue Drapier explicite la différence entre les deux appareils de grande puissance, le Triodiathermique et le Néodiathermique, en précisant que les appareils ont été conçus par le Pr Bordier de Lyon. Le Triodiathermique, à ondes entretenues, est un appareil "permettant l’usage des bistouris diathermiques". Le Néodiathermique, à ondes amorties, permet "les applications diathermiques intenses" (4).

Les deux appareils de grande puissance se distinguent par la technique (5). La plus ancienne est celle de l’éclateur, déjà utilisée par Hertz : un arc électrique entre deux électrodes provoque une oscillation qui s’amortit rapidement. Cet appareil est le plus utilisé car il permet à la fois la diathermie douce et la coagulation. Mais l’éclateur est bruyant et il nécessite de constants réglages.

La deuxième technique, plus récente, est celle de la lampe triode inventée par l’ingénieur américain Lee De Forest en 1906. L’appareil est moins encombrant, plus fiable, sans effets faradiques désagréables, mais il coagule mal.

Henry Bordier (1863-1942) (6) fut un spécialiste de l’électrothérapie. A l’âge de trente ans, en 1893, il se fait remarquer à Bordeaux avec une Etude critique et expérimentale des galvanocautères et de l’anse électrothermique. En 1896, il publie un Précis d’électrothérapie préfacé par d’Arsonval. Pendant la guerre de 1914-1918, il sera radiothérapeute et contractera une radiodermite de la main droite. Il se soignera lui-même en 1921 par électrocoagulation diathermique. Il publie en 1922 l’ouvrage Diathermie et diathermothérapie (7), qui connaîtra huit éditions jusqu’en 1949.

En 1922, l’ouvrage de Bordier décrit de façon exhaustive ces deux utilisations. Pour la diathermie "d’ordre médical", il s’agit de soigner un ensemble très vaste de symptômes tels que les rhumatismes, les affections cutanées, les névralgies, la maladie de Parkinson jusqu’à la tuberculose et le refroidissement des vieillards. Pour la diathermie "d’ordre chirurgical", l’objectif est de détruire par électrocoagulation les tumeurs. La guérison est attendue après la chute des escarres. Dans certaines spécialités telles l’ORL ou l’urologie, des effets de coupe peuvent être utilisés en fonction de l’instrumentation comme l’anse diathermique qui va sectionner les polypes.

L’invention de l’expression "bistouri électrique"

En 1922, l’idée d’utiliser la haute-fréquence au lieu du bistouri à lame pour couper des tissus sains n’existe pas.

On notera l’utilisation de l’expression bistouri diathermique soulignée dans le catalogue Drapier de 1929. Or, cette année 1929 est justement celle de la création en France de l’expression "bistouri électrique".

Que s’est-il passé ? La réponse se trouve dans la préface de l’édition 1931 (6e édition) du Bordier : "Dans cette nouvelle édition, je n’ai eu garde d’omettre la description de la nouveauté du jour : je veux parler du bistouri électrique." Bordier explique que la découverte a été réalisée en 1924 aux USA par G.A. Wyeth. En utilisant un appareil à lampe triode, ce chirurgien s’est aperçu qu’un contact léger avec une électrode en forme d’aiguille suffisait pour couper les tissus. Il parle alors de "cutting current". D’autres américains développeront la technique comme Kelly, Cushing, Ward et Anderson.

Bordier regrettera d’avoir pressenti cette invention dès 1922 sans pourtant la concrétiser. Il est logique qu’elle ait été réalisée par un chirurgien et dans le pays inventeur de la lampe triode. Ce sera un chirurgien urologue, Maurice Heitz-Boyer (1876-1950), qui l’introduira en France avec d’autres chirurgiens tels Gernez et Proust.

La première apparition écrite de l’expression "bistouri électrique" semble se trouver dans le titre du compte rendu de la séance du 30 janvier 1929 de l’Académie de chirurgie publié dans les Bulletins et Mémoires. Cependant, seule la discussion est publiée ce jour-là car Heitz-Boyer n’a pas remis son manuscrit à temps pour des raisons iconographiques. Heitz-Boyer publiera sa communication pour la séance du 6 février 1929 : "Mécanisme d’action et effets des courants produits par les appareils à lampes (8), leurs applications chirurgicales". Il écrit : "la section sera toujours linéaire et aussi rigoureusement étroite que celle d’un bistouri : on peut donc vraiment, en pareil cas, parler de bistouri électrique ; mais je me refuse à dire "bistouri diathermique"..." (9). Heitz-Boyer tient à cette distinction entre la nouvelle expression "bistouri électrique" avec l’ancienne "bistouri diathermique" car le nouvel effet de coupe provoqué par une simple aiguille n’est pas accompagné d’échauffement des tissus, il n’y a pas de coagulation.

Le "bistouri électrique" était inventé. Les publications en langue française se multiplieront dès 1930 (10). La coupe est à mettre en œuvre de préférence avec un appareil à triode plutôt qu’à éclateur. Cependant, les constructeurs feront évoluer la technique de l’éclateur pour réduire l’amortissement des ondes. En 1939, une brochure des Etablissements André Walter spécifie que "les bistouris électriques à lampe ont actuellement cédé le pas aux bistouris électriques à éclateur qui, seuls, permettent de régler l’hémostase d’une manière absolument progressive depuis la coupe pure que nécessite une biopsie jusqu’à la section absolument hémostatique nécessitée par une intervention sur le foie". En France, on utilisera des appareils à éclateur – malgré leur bruit et la tendance à coaguler trop fortement ("charbonner") - jusque dans les années 1970. Parfois intégrés au mur technique, ces appareils étaient comme intrinsèques au bloc opératoire. Des fabricants produisirent des appareils mixtes, contenant un éclateur pour la coagulation et une triode pour la coupe. Cette dichotomie fut abolie avec l’arrivée de la technique des transistors dans les années 1970.

Tout au long de la 2e moitié du 20e siècle, les appareils se diversifièrent pour répondre aux attentes des spécialités telles la coagulation bipolaire fine en neurochirurgie ou la double sortie pour les opérations à deux localisations simultanées (11). La sécurité fut également améliorée pour éviter les brûlures profondes des patients (12). L’homologation par un laboratoire technique national fut créée après la guerre. Dans les années 1990, l’utilisation des derniers bistouris à éclateur présents dans les blocs fut interdite.

Cet article a été publié dans La Lettre des Amis du Musée de l’AP-HP, n°14, juin 2009, pp. 42-45

1 Ségal, A. : Le bistouri électrique. Réflexion sur l’Anse coupante et coagulante dans l’Histoire de l’Endoscopie, Acta Endoscopica, Volume 1, n° 3, 1988.
2 Ségal, A., Ferrandis, J-J. : Le premier bistouri électrique, Pour la science, n° 265, novembre 1999.
3 Laquerrière, A. : Le professeur d’Arsonval, Journal de radiologie, Tome 24, n°3-4, Mars-Avril 1941.
4 Voir aussi Bordier, Henry : Le poste "Néo-diathermique" pour diathermie, étincelage et effluvation, Archives d’électricité médicale, 1927, 35, pp. 106-109.
5 Bien décrites dans la thèse de médecine de Bayle, Edgar : Contribution à l’historique de l’hémostase chirurgicale par le bistouri électrique, Lyon 1, 1985.
6 Henry Bordier, Pionnier de l’électricité médicale, Daniel Bordier, Editions Glyphe, Paris, 2008.
7 Librairie JB Baillière & Fils.
8 Heitz-Boyer utilise un appareil fabriqué par Beaudoin.
9 Bulletins et Mémoires de l’Académie de chirurgie, 1929, vol. 55, page 217.
10 On trouvera un inventaire des indications dans Arraud, C.A. : La Diathermie chirurgicale, 1939, Gauthier-Villars.
11 Pour l’utilisation actuelle du bistouri électrique, voir Grinenwald, Marc J.J. : L’infirmier(e) du bloc opératoire et l’électrochirurgie : connaissance du bistouri électrique et gestion des risques, Masson, 2000, 109 p.
12 Voir à ce propos la thèse de médecine de Sztul, Antonina : Pour la réhabilitation du bistouri électrique en chirurgie générale, Lariboisière 1978.